A vous, les 72 malheureux, dont le nom est gravé
sur le monument aux morts de mon village, mais aussi à vos
compagnons, revenus de l'enfer, blessés, amputés dans leur corps et
dans leur tête.
A tous ceux qui ont quitté leur village avec le regret d'abandonner
leur fiancée, leur femme, leurs enfants et leurs vieux parents, si
démunis sans leur protection.
Vous sentiez qu'on vous forçait d'abandonner ceux qui avaient besoin
de vous pour vivre, ainsi que votre terre ou votre atelier.
De cette France dont on vous parlait tant depuis votre enfance, vous
ne connaissiez que votre village ; puis plus tard, la boue où vous
deviez suer et claquer des dents de froid ou de peur avant d'y
verser votre sang.
Sous le tonnerre de l'effroyable martèlement de l'artillerie, vous
vous sentiez comme des vers sous un rouleau compresseur. Vous avez
entendu les hurlements de vos camarades sans pouvoir rien pour eux.
Vous avez vu ces blessés, ces prisonniers, qu'on disait ennemis, ils
ne ressemblaient pas aux monstres qu'on vous avait décrits. Dans
leurs yeux la peur, la souffrance, étaient la même que la vôtre.
Durant ces quatre années, dans votre village, l'angoisse étreignait
toutes vos familles.
La panique affolait les coeurs, quand le maire, avec son écharpe
tricolore et sa tenue des dimanches, arpentait les rues. Les femmes,
derrière leurs fenêtres, priaient désespérément pour qu'il aille
plus loin. Pourtant, il finissait toujours par s'arrêter devant une
maison et frappait à la porte, il entrait avec l'épouvante dans la
famille du malheureux sacrifié.
Deux fois par mois, en moyenne, monsieur le Maire reprenait son
écharpe pour son funeste message. Certaines maisons l'ont vu
s'arrêter plusieurs fois chez elles, au cours de ces quatres années.
Vous, là-bas, pateaugeant dans vos tranchées, vous sentiez que les
sacrifices demandés étaient hors de proportion avec l'enjeu qui
paraissait dérisoire. Le drapeau que l'on agitait comme un chiffon
rouge devant vos yeux ne méritait pas le don de la vie d'un seul de
vos camarades. Quant à l'ordre politique de votre pays, quel qu'il
soit, il ne changerait rien à votre situation de manoeuvre
journalier, de petit paysan ou d'artisan.
Vous étiez accablés et complètement démoralisés quand les obus
français se sont abattus "par erreur" sur vos tranchées. Mais cet
abattement n'était rien comparé à la rage qui s'est emparée de vous
lorsque vous avez vu un officier brandir son arme contre un pauvre
soldat rendu fou de terreur par la mitraille et les bombes.
Vous avez su que l'expression "faire dans son froc" avait une
origine bien réelle et bien terre à terre. Apprendre par la rumeur
dans votre compagnie, qu'un gradé avait été abattu par un de ses
hommes, ne vous a pas consolé de la perte de vos camarades. Cela
vous a accablé un peu plus, c'était la preuve de la folie ambiante
et de l'enfer sans borne ni repère, où vous étiez.
Ceux d'entre vous qui ont atteint le 11 novembre 1918 avec tous
leurs membres et leur lucidité, ceux-là ont laissé éclater leur
joie, malgré leur innoncence perdue, malgré leur plaie béante au
plus profond d'eux-même. Ils ont haussé les épaules, en écoutant
patiemment les discours pleins de "victoires" des notables restés à
l'arrière.
Vous ne saviez pas que vos généraux, presque tous indemnes et vos
dirigeants, se moquaient bien de votre idée fixe : "Plus jamais ça".
Au contraire, ils n'avaient de cesse de renforcer l'appareil
militaire et par un traité injuste, ils préparaient, ils
impulsaient, la prochaine guerre.
Vous ne pouviez vous douter que la "der des der" serait suivie pour
vos enfants, par la Seconde Guerre mondiale.
On vous dissimulait bien que dans les cachots de la République, un
homme se dressait contre l'absurdité et les horreurs de la guerre.
Cet homme, Louis Lecoin, avec quelques amis, devait faire la seule
proposition de loi capable de nous sortir de l'engrenage des
massacres : celle du désarmement unilatéral de la France. Ainsi
notre pays donnerait l'exemple au monde d'une autre façon de
concevoir les rapports entre nations. Un espoir fou, pour nos
enfants.
Notre devoir le plus sacré, vis-à-vis des 72 sacrifiés de mon
village, comme du million et demi de morts français et des millions
de morts par le monde, notre devoir, n'est-il pas de donner une
réalité à leur souhait : "Plus jamais ça." |