" Le témoignage de Mme Lartigue est exemplaire et met en évidence
certains aspects du vieux pays pendant la Première Guerre mondiale. La
petite fille de dix ans avait quitté Attichy où son père venait d’être
nommé instituteur pour être évacuée en 1914 chez son grand-père qui
habitait la région de Châtellerault. Quand on traverse aujourd’hui la ville de Châtellerault,
on a l’impression qu’elle est sinistrée. Son coeur ne bat plus. Son
coeur était une grande bâtisse bruissante d’activité. Son
architecture noire de suie ou rougie de rouille, fait à présent penser
à une ville bombardée, abandonnée aux termites. Mais en 1914, le
travail bat son plein à la « Manu ». Créée en 1819, elle
attirait la main-d’oeuvre de tout l’arrondissement. Cette grosse
ville agricole de vingt-cinq mille habitants traversée par la Vienne était
depuis longtemps le siège d’industries, notamment la coutellerie. Le
grand-père de l’enfant d’Attichy était coutelier. Il dirigeait
l’atelier de polissage de la coutellerie Chéron à Naintré, tout près
de Châtellerault. Dès le début des hostilités, le moindre atelier de
province avait été converti à l’industrie de guerre. Le grand-père
s’était donc reconverti. De septembre 1914 à mars 1917, l’enfant devait vivre
dans cette ambiance industrielle, au domicile de son grand-père. Les réfugiés
de l’Oise étaient du reste assez nombreux dans la région, qu’ils découvraient
agréablement. Ils y trouvaient la vie beaucoup plus facile que dans le
Nord, le climat plus clément malgré la pluie. C’est vrai, il y a, à
Châtellerault, comme un petit air d’Aquitaine: Poiriers n’est pas
loin et les vents du Midi traversent le seuil. On trouve des melons au
marché et du bon beurre. L’enfant d’Attichy, pourtant fille
d’instituteur, est mal accueillie à l’école. Les enfants la
boudent. Ils n’aiment pas les réfugiés, les étrangers qui viennent
manger le bon pain de la Vienne. A l’école du hameau de Naintré,
elle n’est pas heureuse. Mais elle ouvre grands ses yeux et ses oreilles. Elle
entend parler autour d’elle. Elle s’intéresse à tout ce que
raconte son grand-père. Il parle de, la ville proche, bien sûr, de Châtellerault,
et de sa manufacture. L’enfant sait à peine ce qu’est une mitrailleuse. On
l’informe vite, à l’école : la mitrailleuse et le fusil Lebel,
voilà les deux mamelles de la « Manu ».
Il ne reste dans les ateliers que des apprentis, trop jeunes
pour être mobilisés en 1914 et des vieux ouvriers trop âgés pour
partir. Les ouvriers des bonnes classes sont au front. On manque de
main-d’oeuvre. Le grand-père de Mme Lartigue reçoit une proposition
mirobolante: on lui offre vingt-cinq francs par jour pour venir
travailler à la manufacture. Il refuse, préfère rester à la
coutellerie. Mais on rappelle du front les ouvriers spécialisés, on
les déclare « mobilisés sur place ». Le travail reprend alors à
plein régime et la gosse entend toute la journée le « tac-tac-tac »
caractéristique des essais des mitrailleuses. Il n’est, en effet,
pas question de les livrer au front sans qu’elles soient en parfait état
de marche. Le grand-père, à la coutellerie, ne gagne que cinq francs
par jour. Il refuse de changer parce qu’il veut rester dans son hameau
et faire le même métier. il n’a pas de retraite mais sans doute un
petit terrain, peut-être fait-il un peu d’élevage. Son usine, avant
la guerre ne fabriquait que des couteaux. Elle se convertit en usine de
poignards de tranchée. Le grand-père travaille le jour, parfois la
nuit. Il a les cheveux et la moustache verts à cause des émanations de
cuivre. L’enfant visite les ateliers : elle est surprise par la
rapidité de la cadence. Des ouvriers liment les couteaux à la main et
fignolent des pièces d’une grande précision qui sont ensuite expédiées
à la «manu», dont l’usine fait la sous-traitance. Le gouvernement décide d’intensifier la production.
L’usine reçoit des fraiseuses confiées à des femmes travaillant par
équipes jour et nuit. Les femmes du hameau deviennent ouvrières. Des
machines-outils de plus en plus perfectionnées sont mises en place. Il
y a trois marteaux-pilons qui fonctionnent sans arrêt. L’énorme
masse du marteau est actionnée par des courroies de cuir. Trois hommes
se suspendent à la courroie pour hisser la masse qu’ils laissent
ensuite retomber sur le fer rougi. Des étincelles jaillissent, un bruit
effrayant se fait entendre et l’enfant se bouche les oreilles. Dans les trois fermes du hameau, un fermier, père de deux
enfants, est parti à la guerre, un ouvrier agricole l’a suivi. Les
autres habitants sont trop vieux ou trop jeunes. Ils se laissent
embaucher à l’usine, quand la morte-saison les rend inutiles à la
ferme. Ceux qui sont au front servent dans le 32e régiment
d’infanterie, qui est de tous les coups durs. Après le Chemin des
Dames, au printemps de 1917, le 32e refuse de monter en ligne. Du
15 au 31 mai, les cas d’indiscipline y sont nombreux. Les hommes
savent qu’à Châtellerault les mobilisés sur place se la « coulent
douce ». Ils exigent des permissions et ils les obtiennent. Mais
la répression s’abat sur les unités. Il y aura une seule
condamnation à mort qui sera transformée. Mais les sanctions
individuelles sont nombreuses. il n’est pas bon de maintenir les
hommes des campagnes à la guerre quand les ouvriers des villes en sont
dispensés. Quand la petite rejoint Attichy, en mars 1917, elle est
heureuse de retrouver ses parents. Mais, un an plus tard, il faut déchanter:
le front est de nouveau percé. Les Allemands ont fait venir des
renforts de Russie, ils ont fait la paix avec les Russes. Elle a treize
ans et six mois. Les vacances scolaires de Pâques commencent à
Attichy. Elle observe avec ses camarades les escadrilles d’avions
allemands qui vont bombarder Paris. Elle voit passer les gens de
Carlepont qui poussent des brouettes où ils ont entassé leurs affaires
personnelles. —
Les Boches arrivent ! De nouveau, c’est l’invasion. L’enfant part pour
Pierrefonds à douze kilomètres. il faut qu’elle trouve un train pour
Châtellerault. Elle ne peut pas rester sous le feu des canons. Des
troupes transportées par camions sortent de la forêt pour monter en
ligne. La famille est hébergée par les instituteurs de Pierrefonds. Il
n’y a pas de train. Il faut attendre. La nuit, on dort dans les caves
du château à cause des bombardements. On trouve enfin un train, des
wagons à bestiaux, jusqu’à Villers-Cotterets. Le père est malade, pâle,
boite d’une jambe: il a de la tuberculose osseuse. La gare menace d’être
bombardée. Il y a des formes allongées par terre, des blessés sans
doute. Il faut partir, les avions allemands sont là, juste au-dessus de
la gare. On couche chez un autre ménage d’instituteurs, à sept
kilomètres, parcourus à pied naturellement. Le lendemain, un train les conduit à Paris, entassés avec
d’autres réfugiés. Ceux de Noyon continuent jusqu’à Perpignan.
Ceux d’Attichy vont où ils peuvent. Le père fait des démarches pour
aller dans la Vienne. La mère a la grippe espagnole. Enfin, en janvier 1919, on rentre à Attichy. Le père a
rouvert l’école le premier, en octobre 1918. Le pays est ravagé par
la guerre. Qu’il est loin, le bon temps de Châtellerault. L’enfant
a faim. Il n’y a que du pain noir et un demi-litre de lait tous les
deux jours, que fournit un voisin fermier. Les jardins sont mis au
pillage par des colonies d’insectes. Les oiseaux ne font plus de nids. Viennent les secours américains qui sont fort bien
accueillis. Les soldats débarquent des ballots de légumes secs, de
riz, de lard rance, de sucre et d’huile. La distribution se fait
parcimonieusement, en fonction des bouches à nourrir. Au
printemps de 1919, le printemps qui suit la guerre, le père instituteur
à Attichy reçoit les familles des soldats tués à l’ennemi. Elles
lui ont écrit, ainsi qu’au curé, pour retrouver les tombes éparpillées
en plein champ ou dans la forêt. Le curé ne peut pas faire l’enquête,
il a quatre-vingts ans, et n’y voit plus clair. C’est
l’instituteur qui s’en charge. Il fait les plans des petits cimetières
de la région, et même des tombes isolées, un petit tertre avec une
croix de bois qui abritent
souvent non pas un ce sont des fosses communes. L’enfant accompagne son père sur le plateau, de ferme
rasée en ferme rasée, elle voit de près les horreurs de la guerre.
Elle voit les tranchées profondes où les gabions d’osier retiennent
l’argile. Savent-ils tout cela, à Châtellerault ? Non, ils sont trop
loin du front, trop loin des horreurs des dix départements français
envahis. L’enfant va chez ses grands-parents, à Tracy-le-Val, un
village sinistré, où ils n’ont retrouvé de leur maison que le foyer
et la buanderie. Ils sont là, étendus sur la paille, exténués. Madame Lartigue devait être plus tard institutrice dans cette région, comme son père. Grâce à ses souvenirs, on peut se représenter aujourd’hui ce que furent, pour les civils, les malheurs de cette guerre." |